A. Françoise Praz et al. (dir.): Courriers en hommage à Alain Clavien

Cover
Titel
Monsieur le rédacteur en chef…. Courriers en hommage à Alain Clavien


Herausgeber
Praz, Anne-Françoise; Roulin, Stéphanie
Erschienen
Lausanne 2022: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
190 p.
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

L’ouvrage Monsieur le rédacteur en chef… offert au professeur Alain Clavien pour son départ à la retraite rassemble un corpus de textes hétéroclites composé de récits contre-factuels ou uchroniques, ainsi que de pastiches intellectuels. L’hommage rendu joue sur un registre décalé qui associe humour savant et références historiques sérieuses.

Spécialiste de la Première Guerre mondiale, de l’histoire culturelle, de la presse et des intellectuels, le professeur Clavien a assumé plusieurs postes comme boursier du FNS, journaliste au Nouveau Quotidien (1991-1995), et divers mandats aux Université de Lausanne, Berne et Neuchâtel. Il devient professeur associé à la Chaire d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg en 2003, puis est nommé professeur ordinaire en 2009. Consultable en annexe de ces Mélanges pour le moins originaux, la liste de ses publications témoigne de l’étendue de ses champs d’activité.

Sous la direction d’Anne-Françoise Praz et Stéphanie Roulin, l’ouvrage Monsieur le rédacteur en chef… rassemble des récits rédigés par des historiennes et des historiens proches du professeur parti à la retraite. Ces contributions s’articulent autour d’un moment spécifique du passé (et parfois du futur), qui donne prétexte à la rédaction d’une adresse fictive à la rubrique du « courrier des lecteurs ». La lecture se transforme alors en jeu de piste, car il faut identifier l’auteur de la missive, avant de lire et interpréter la source épistolaire, accompagnée parfois de références bibliographiques ou d’un commentaire éclairant. Gênant parfois la fluidité de l’expérience, il n’y a pas d’autres solutions que de se tourner vers la table des matières en fin d’opus pour retrouver le nom exact de l’historienne ou de l’historien qui se cache derrière chaque lettre.

Ces dernières années sont riches en expériences historiographiques contre-factuelles, réalisées par des historiennes et historiens chevronnés (Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus au Seuil en 2016 ; L’autre siècle. Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ? chez Fayard en 2018). Inspiré par ce tournant de l’historiographie, le court livre de Mélanges publié aux Éditions Antipodes s’avère avant tout une expérience ludique d’un genre inédit. En effet, l’exercice sur le style de l’écriture épistolaire n’est pas sans rappeler le texte éponyme de Raymond Queneau et se confond avec une expérience littéraire portée par des intrigues historiques particulièrement haletantes. Avec une ambition oulipienne, les chroniques, proposées dans l’ordre chronologique, font échos aux recherches scientifiques autant qu’aux goûts personnels du professeur Clavien. Parmi les 31 lettres de lecteurs, une minorité est attribuée à des femmes (7). Une majorité des missives focalisent l’attention sur la première moitié du XX e siècle (12), presque à égalité avec les lettres rédigées au XXI e siècle (11), et même au-delà du présent avec deux derniers exercices de futurologie. En résumé, le livre propose une histoire du XX e siècle autour et au détour de l’œuvre du professeur de l’Université de Fribourg.

Parmi les sujets abordés dans l’ouvrage, une place de choix est réservée à la presse politique, au rôle des femmes dans la société, aux cultures politiques de la droite catholique comme de la gauche révolutionnaire. De manière transversale, l’ensemble des chroniques témoigne d’une sensibilité aux apports récents de l’histoire culturelle, sans oublier une attention particulière aux tensions sociales et culturelles, en premier lieu dans les cantons du Valais et de Fribourg. Pêle-mêle, les thèmes retenus sont foisonnants. À partir du point de vue du Général Wille ou du militant marxiste Karl Radek, la mémoire de la Grande Guerre est interrogée. Ces échos entre passé et présent résonnent également dans les contributions autour de l’anticommunisme, de l’anti-intellectualisme, de l’américanisme, comme de l’impérialisme, quantité de sujets caractéristiques du XX e siècle.

Le recours à la fiction offre non seulement un accès oblique à la réalité du passé, mais elle sert surtout à une mise en dialogue des enjeux de l’histoire et de sa contemporanéité. Conscientes des traces volontairement laissées ou effacées par les actrices et acteurs de l’histoire, certains courriers interrogent les potentiels échecs de la recherche historique. Archives tronquées, sources absentes, et même fiches de notes informatiques perdues, les commentaires fictifs ne manquent pas de souligner les difficultés réelles du métier de l’historien. Grâce au récit contre-factuel, l’occasion est fournie de donner une voix aux témoins sans voix. Une manière originale de rappeler l’engagement d’Alain Clavien au sein de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO).

Furieusement anachronique, le dialogue sur la décroissance et la désobéissance civile du XXI e siècle par Gonzague de Reynold forme une des expériences les plus abouties de ce récit anachronique… Autre volet original de l’ouvrage, l’apport de l’histoire culturelle permet de revenir sur les enjeux de censures et liberté d’expression dans les médias, d’interroger les débats sur la question scolaire avec l’enseignement du latin ou les rémanences de l’Helvétisme dans le programme politique de l’UDC. Depuis le Heimatschutz et la défense du patrimoine, jusqu’à l’importance du son dans l’histoire, les thèmes abordés sont trop nombreux pour être tous énumérés ici.

Audacieuse expérience historiographique et littéraire, l’ouvrage Monsieur le rédacteur en chef… reste parfois rigide sur le style savant de l’écriture historienne. De même, l’exposition chronologique linéaire laisse une étrange impression de zapping au fur et à mesure de la lecture. Malgré tout, il n’est pas sûr qu’un classement par thèmes, plus classique pour un recueil de Mélanges, aurait vraiment amélioré la lisibilité des courriers. Enfin, les commentaires explicatifs entrouvrent une fenêtre sur les implicites de l’interprétation historique, mais une bonne connaissance préalable du contexte est le plus souvent nécessaire pour savourer les méandres de cette prose loufoque et drolatique.

Dans l’ensemble, le recueil Monsieur le rédacteur en chef… s’avère une expérience amusante et savoureuse. Ce dernier aspect constitue un des plus grands mérites de l’ouvrage qui se lit avec plaisir.

Zitierweise:
Dirlewanger, Dominique: Rezension zu: Praz, Anne-Françoise; Roulin, Stéphanie (dir.): Monsieur le rédacteur en chef…, Lausanne 2021. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 242-244.

Redaktion
Autor(en)
Beiträger
Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 242-244.

Weitere Informationen
Klassifikation
Region(en)
Thema
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit